« Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve » Baudelaire. Et ivre, combien nous l’avons été devant la nouvelle création de la Cie Cheptel Aleïkoum, (V)îvre, présentée les 9 et 11 octobre dans le cadre du FAB (Festival International des Arts de Bordeaux Métropole) à Bègles !
Ils sont douze, tous musiciens et acrobates (ou acrobates et musiciens), à nous immerger dans un univers que nous ne connaissons que trop bien : la rue. Ce sont divers personnages qui défilent sous nos yeux, des amants à l’homme d’affaire, du clochard à l’étudiante ivre de jeunesse, tous empreints de codes, d’attitudes, de langage et de gestes différents, dont les vies se rencontrent et se bousculent pourtant. Ils évoluent dans un espace scénique qui nous semble illimité : la rue prend possession du boulevard qui s’offre à nous en entrant et sortant par les deux entrées latérales, en grimpant sur le toit du chapiteau ou en investissant les gradins. Nos sens sont sans cesse sollicités, le mouvement et la musique sont partout et nous font voyager dans l’espace mais aussi dans le temps. La richesse de ce spectacle tient autant à la présence de nombreux instruments (harpe, tuba, trompette, violon, percussions, etc.) qu’aux performances sur les différents agrès (roue allemande, sauteur à bascule, trapèze, corde, etc.). Ils n’hésitent d’ailleurs pas à transformer les agrès en instruments et vice versa ! Le principal élément, et pas des moindres, de ce spectacle, est l’omniprésence de vélos-fixies sur lesquels les acrobates évoluent dans tous les sens, parfois à plusieurs, sans toucher le guidon ou les pédales, à l’envers, en hauteur, que sais-je encore ! Emportés et épatés, petits et grands l’ont été devant cette histoire de la rue où se mêlent musique, lumière et acrobaties.
(V)îvre, c’est vivre pleinement, c’est vivre ici et maintenant, c’est vivre libre et ivre mais c’est aussi vivre ensemble. Les débats autour de la question du vivre-ensemble sont aujourd’hui foisonnants ; thématique à la mode si l’on peut dire, cette notion apparaît avec les politiques territoriales pour interroger le territoire et ses habitants. Et si ce terme, claironné à tout bout de champ, nous parle par la simplicité de sa mise en œuvre, il n’en est rien en réalité, ce que Cheptel Aleïkoum s’efforce de nous faire entrevoir sur un ton léger et décalé, bien que parfois poignant voire très satyrique. En réponse aux discours vides de sens, ils nous proposent leur vision du vivre-ensemble : des échanges humains, des rencontres, des tensions, de l’amour, beaucoup d’ivresse. Et si le mouvement perpétuel du vélo qui tourne et tourne autour de la piste, des allers et venues de ces personnages atypiques nous parlent particulièrement en ce que cela évoque notre quotidien et notre monde un peu détraqué, cela nous apprend surtout que chaque jour est un éternel recommencement. A la manière de Sisyphe et son rocher, le vivre-ensemble nécessite des efforts de la part de chacun, et ce tous les jours, sans ne plus s’étonner que le rocher retombe sans cesse.
Crédit photo : ©IanGranjean