Les conférences « regards croisés » sont des conférences qui ont lieu tous les mois au cinéma de Pessac. Le jeudi 24 Octobre à 18h30, nous avons abordé la question de « L’institutionnalisation du Graffiti ». Cette conférence s’est déroulée à l’occasion du festival des « Vibrations Urbaines », festival organisé depuis 22 ans à Pessac.
David Diallo, maître de conférences en civilisation américaine et Karen Brunel-Lafargue, chercheuse, rédactrice, traductrice et designer, ont croisés leurs regards sur la thématique de la conférence. La conférence était animée par Nicolas Gruszka, journaliste et directeur de Radio Campus.
L’idée de croiser les regards est une proposition originale pour sortir de la conférence à sens unique. Ici, nous y voyons deux intervenants, guidés par Nicolas. Le rythme créé est dynamique, la participation du public se fait naturellement. Il est question des pionniers du Graffiti, de la contextualisation du mouvement, des techniques utilisées comme le lettrage, et des artistes. Nous discutons de la légitimité de cette pratique, aujourd’hui reconnue comme un art à part entière, de sa place dans le marché de l’art et de sa visibilité.
David Diallo et Karen Brunel-Lafargue nous apprennent qu’au départ le graffiti est surtout pratiqué par des jeunes, alors stigmatisés de « vandales ». Cette pratique n’est pas encore définie comme telle, elle est plutôt une discipline transversale à la culture Hip-Hop, qui comprend des musiques telles que le Rap, le R&B, le DJing et la danse telles que le Hip-Hop et le Breakdance. Peut-on dès lors parler de graffiti ? Non, pas encore, nous sommes dans les années 50/60 dans le Bronx et les premières écritures sur les murs se font avec des stylos et des marqueurs,
On assiste à la naissance du « tagg ». Il n’y a alors pas encore de message politique ou revendication derrières ces écritures, mais seulement un nom, ou plus précisément un « blaze » suivit du numéro de rue de la personne qui le pose à un endroit. Cette signature permet de prouver à ses paires l’étendue de son territoire. Ce territoire marqué délimite les « terrains » des uns et des autres.
C’est ainsi que « Taki 183 » se fait connaitre. Il est alors coursier dans New York, quand il commence à écrire « Taki 183 » partout dans les rues. Son emploi le lui permettant, il propage son blaze rapidement dans tous les recoins de la ville et attise la curiosité des habitants. Tous se demande qui est ce « Taki 183 ». Il est interviewé en 1971 par le New York Time, qui ne porte pas de jugement sur la valeur de sa pratique mais qui essaye de comprendre ces agissements. Pourquoi cet individu ressent-il le besoin de laisser sa trace ? La diffusion médiatique de cette interview sera décisive pour la reconnaissance de cette pratique. En effet, simultanément, beaucoup d’autres jeunes à Philadelphie par exemple, commencent à s’approprier la rue comme terrain d’expression libre.
Ces jeunes prennent alors conscience que d’autres font comme eux. Pour accroitre leurs terrains, les artistes urbains cherchent des lieux avec une grande visibilité. Ils se tournent rapidement vers les wagons du métro comme support. Une fois peints, ils traversent la ville, permettant aux peintures de tous d’être vues de tous. Le wagon demeurera le support préféré des tagueurs et des graffeurs.
Il est ensuite question du lettrage. D’abord inspiré du gothique, le « tagg » est alors sujet d’expérimentation. De plus de plus de personnes le pratiquent, il faut donc trouver un moyen de sortir du lot. Des artistes comme « Lee », « Daze », « Dondu », « Crash » et « Lady Pink » inventent de nouvelles techniques et mettent en place des normes. Ils abandonnent les marqueurs pour la bombe aérosol, qui est largement plus efficace, plus rapide au séchage et qui offre une possibilité technique plus avancée. C’est l’apparition du Graffiti tel qu’on le connait.
Ils mettent au point des techniques de lettrage tel que le « Flop » qui consiste à faire une composition de son nom de scène avec des lettres très arrondies. Cette technique permet une rapidité dans la réalisation due aux gestes. Il suffit de tracer des grands cercles à bras tendus pour créer les lettres. Ils inventent également le « Arrow letter » qui consiste à finir chaque lettre par une flèche. Ce style de lettrage est très rapidement illisible, et nécessite une grande technicité de par ses lignes droites, ses courbes et ses perspectives.
Rapidement, pour une meilleure productivité, les graffeurs se regroupent. Il est alors possible de peindre entièrement des wagons de métro dans un temps record, c’est l’apparition du « Whole car ». La distinction des meilleurs graffeurs se fait donc par la technicité et par la taille du terrain. La dangerosité du site est aussi un élément très important. C’est à celui qui grimpe le plus haut et avec le plus de risque qu’est attribuée la plus grande reconnaissance. Des statuts sont alors donnés, comme « King », l’artiste rajoutera au-dessus de sa peinture une couronne de roi. Ces pratiques intriguent des personnalités comme Basquiat et Harring, qui s’approprieront l’espace public comme support de création.
Devenant des figures à part entière de l’art, le graffiti se fait lui aussi une place dans le monde de l’art. Nous sommes dans les années 70/80 et la sortie du film « Wild Style » va tout changer. Filmé et produit par Charlie Ahearn, ce film / documentaire narre la vie d’un danseur de Hip-Hop et de sa compagne dans le Bronx. Pendant le tournage du film, Charlie Ahearn rencontrera d’autres acteurs de cette scène hip-hop : les graffeurs. Il sera alors envouté par cette pratique, et mêlera la documentation du hip-hop et le graffiti. Par faute de moyens, les graffeurs joueront leurs propres rôles. La diffusion de ce film en Europe fait l’effet d’une bombe. Les acteurs de la scène punk en Angleterre se reconnaissent dans les histoires et la vie des jeunes du Bronx. Ils tentent rapidement de copier la pratique du graffiti des américains. Simultanément, le même effet a lieu à Paris, Amsterdam et en Allemagne.Le graffiti devient un phénomène international.
Aujourd’hui, le graffiti est présent dans de nombreuses collections de musées comme le Brooklyn Museum et le MOMA. Il est aussi exposé dans des musées comme le Grand Palais à Paris et devient le sujet de nombreux livres, séminaires, conférences et sujets de thèse. Après une heure et demie, la conférence se termine sur un verre de vin rouge et quelques cacahuètes. La discussion continue, moins arbitrée, moins cadrée, elle se libère. Le public habitué des conférences « Regards Croisées » entre plutôt dans la catégorie du 3ème âge. Qu’elle ne fut pas alors ma surprise lorsque je rentre dans la salle de conférence. Tout le monde se retourne et j’entends « Enfin une jeune ! »
En effet, après un rapide état des lieux, sans compter les organisateurs, et les intervenants, je suis la seule personne de moins de cinquante ans. Quel plaisir alors de discuter Graffiti, Vandalisme, tags et illégalité avec des personnes qui pourraient être mes grands-parents. Cette conférence fût pour moi un partage intergénérationnel d’une pratique au départ juvénile qui s’est fait une place à part entière dans le monde de l’art.
Elle se termine sur les propos d’un vieil homme qui déclare en s’en allant : « Je rentre chez moi, je cherche un blase et demain je m’achète une bombe de peinture ».