Intervention de 17 octobre 2014 à Saint-Jean-de-Luz dans le cadre des Séminaires des Contrats Locaux d’Education Artistique et Culturelle Communauté-d’Agglomération Sud Pays Basque.

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Introduction. Mon propos – pas de spécialiste – va être celui de quelqu’un qui fréquente les responsables politiques : une fréquentation qui permet d’identifier le seuil de conviction idéologique qui déclenche – ou non – la volonté et la décision publique. Donc quelques interrogations et propositions pour tenter d’explorer le niveau de la nécessité d’une généralisation de l’éducation artistique et culturelle (et donc de l’engagement public en sa faveur). Un niveau de nécessité très élevé. On le sent bien. Mais comment le dire, le penser ?

C’est une nécessité qui traduit avant tout un choix politique : Une intuition ? Une illusion ? Une utopie ? Quoiqu’il en soit un projet de transformation de la société. En effet, cela fait des dizaines d’années que l’éducation artistique et culturelle est mise en œuvre, que cette mise en œuvre regorge de réussites. Cela aurait pu continuer ainsi. Mais non. Il s’est imposé “soudain” qu’il fallait passer de l’existant à la nécessité, de ce qui est à ce qui doit être, sous sa forme démocratique – d’où le projet de la généralisation de l’éducation artistique et culturelle. Il s’est donc forcément passé quelque chose. Quoi ?

Pratiquement, ce but – comme tous les projets politiques ambitieux – n’est pas véritablement accessible. Ce qui ne l’empêche pas d’être souhaitable. Sa fonction est d’être un idéal. C’est un horizon politique. Cet objectif de société doit être fondé, ne serait-ce que pour convaincre la volonté politique et obtenir les moyens nécessaires. Il faut donc argumenter au plus juste, c’est-à-dire idéologiquement (au sens noble de l’invention de l’avenir collectif). Car même si c’est vrai et précieux, même si c’est un argument pertinent que l’éducation artistique et culturelle génère un apport d’épanouissement, de progrès scolaires ou de socialisation, cela n’est pas la bonne justification de sa généralisation du primaire au lycée, sur tout le territoire national.

En effet, ces effets bénéfiques peuvent être obtenus aussi bien, voire mieux, au travers d’autres activités. Ainsi, l’épanouissement, le vivre-ensemble et la créativité sont aussi, respectivement, des apports du savoir, du sport, des savoir-faire artisanaux ou de la familiarité avec les outils numériques.

Par ailleurs, on ne peut pas nier que, comme toute activité menée régulièrement, le processus complexe qui se met en œuvre dans la sensibilisation aux arts favorise les résultats scolaires, développe l’attention et accroît l’intégration des élèves. Mais là encore, ces effets bénéfiques ne sont pas directement corrélés à la nature même de ce que sont les arts. On pourra décider demain que ce n’est pas l’outil le plus adéquat pour cela…

Il faut donc pouvoir répondre à la question suivante : Quel est l’apport propre de formation indispensable que permettent les arts et la culture, et eux seuls ?

Ici, peut-être une remarque : il y a souvent l’idée que l’éducation artistique et culturelle doit être quelque chose de très bien (avec des rencontres avec des artistes, de véritables productions créatives, un parcours transformateur profond). Que cela doit être remarquable et réellement transformer la vie des enfants… Or, le fait d’être une nécessité n’appelle pas forcément des réponses remarquables. Ce qui est remarquable c’est d’être en mesure de répondre à cette nécessité, même si c’est de manière minimale. Il n’y a pas de nécessité à l’excellence.

C’est cet horizon ordinaire pour l’éducation artistique et culturelle qu’il importe de fonder.

Ce qu’il faut essayer de dégager en s’appuyant sur la spécificité de la fonction des arts dans la société, c’est donc un fondement politique pour ancrer l’éducation artistique et culturelle dans la vie quotidienne, comme une donnée ordinaire dont la puissance publique doit être garante.

Selon les propos remarquables de Wolfgang Schneider, directeur de l’Institut des politiques culturelles de l’Université d’Hildesheim, « les arts permettent de thématiser l’individualité et l’appartenance sociale. Ils ont ainsi une action directe sur la société sur le sens et les objectifs que chacun donne à sa vie. »1

C’est là une perspective par excellence politique : celle de l’articulation de l’individu et du groupe, ce qui peut être la définition même de tout projet de société et, en effet, la fonction politique spécifique des arts et de la culture – dans la mesure où ils permettent de vivre socialement sa singularité, et, réciproquement, de nourrir la vie collective de l’apport sensible des singuliers.

Les indices de la teneur politique du projet de généralisation de l’éducation artistique et culturelle. Ce projet est profondément politique dans ses termes mêmes. Quelques indices :

  1. Déjà, le fait même qu’on utilise l’acronyme “EAC” – avec son effet “valise” (artistique et culturel, “éducation” et non sensibilisation ou expérimentation) – renvoie implicitement à un corpus idéologique préalable qui, en France, porte des idéaux démocratiques de la Révolution. En ce sens, c’est déjà un slogan politique : le peuple, qui désormais gouverne, doit accéder à l’entièreté de la Raison, rationnelle comme sensible, pour pouvoir bien gouverner.

  1. Un autre indice de la teneur a priori politique du projet de généralisation de l’éducation artistique et culturelle se lit dans l’idée de “parcours” d’EAC (cf. la circulaire interministérielle). Cela suppose en effet la collaboration de tout un ensemble d’acteurs dont, a priori, les horizons d’action sont très différents, voire en contradiction : l’Etat et les collectivités, l’Education nationale et les milieux associatifs, les artistes et les animateurs, toutes les sensibilités politiques…

Il y a donc un projet d’apaisement, de consensus – comme une sorte de pacte national – qui se dissimule en se présentant comme un moyen (alors que c’est une fin) : la collaboration apaisée entre tous ces acteurs est à la fois le moyen et la fin d’un objectif politique de réconciliation sociétale. Ce qui est une ambition politique qui n’est pas neutre (d’autres peuvent en effet penser, non sans arguments, que le conflit, notamment social, est “père de toutes choses”…).

  1. Par ailleurs, dans la teneur même de l’idée de généralisation se distingue clairement une urgence proprement politique de l’éducation artistique et culturelle. La menace d’une injustice vis-à-vis des individus, d’un déclin du devoir d’équité de notre société et/ou peut-être d’un affaissement de sa vitalité symbolique.

  2. L’idée de généralisation, surtout, comporte aussi celle de l’urgence de transformer des choix locaux, opérés ici ou là, souvent magnifiquement mais isolément, en une réalité inscrite dans le paysage comme une évidence. On peut discuter le “comment faire”, mais non du “s’il faut faire”. Cela doit faire partie du monde. Et cette urgence apparaît politiquement militante face au risque de renoncement général aux valeurs portées par la culture…

Il ne s’agit donc pas d’un projet d’éducation et de culture seulement pour lui-même et/ou pour l’avenir des enfants, mais bien d’un projet de société qui s’opérera par l’éducation et par la culture. Mais pourquoi maintenant, tout à coup ?

Urgence face à un danger. Pourquoi quelque chose qui était jusqu’à présent bien mais rare doit-il devenir quelque chose qui doit s’imposer pour tous, partout ? Et pourquoi aujourd’hui ?

On peut faire la comparaison suivante : il est bien de respecter l’environnement. Mais c’est parce qu’il y a un danger – celui d’une mise à mal durable des ressources de la planète – que l’impératif écologique a pu être formulé et s’imposer politiquement.

Question décisive : Quel est donc le danger qui commande de transformer les volontés éparses de l’éducation artistique et culturelle en un impératif global de société ? Les ressources symboliques de la planète sont-elles mises à mal ? Quelle douleur collective inacceptable permet-elle de combattre ? Pourquoi faut-il, soudain, généraliser l’éducation artistique et culturelle ?

Une donnée importante, qui en même temps semble fausser le débat mais en fait en révèle la pertinente ampleur, est peut-être la suivante : l’éducation artistique et culturelle (généralisée) se retrouve à justifier les politiques culturelles en elles-mêmes, au point que tous les acteurs artistiques et culturels ont intériorisé qu’il faisait partie de leurs missions fondamentales d’y contribuer. Par la priorité que le politique lui a donnée, l’éducation artistique et culturelle se retrouve fonctionner comme l’espace de la justification de la capacité d’acquiescement par la société de la dépense publique pour la culture. Une sorte de joker en un moment de crise qui met au-devant de la scène des nécessités bien plus incontestables ou du moins bien plus immédiatement appréhendables.

Ainsi, répondre aujourd’hui à la question du pourquoi de l’éducation artistique et culturelle, c’est aussi (un “aussi” fondamental) répondre d’une certaine façon à la question du pourquoi des politiques culturelles. Il faudrait s’interroger sur la manière dont le consensus sur l’éducation artistique et culturelle est instrumentalisé pour transmuer l’excellence ontologique supposée de l’art en un impératif social selon un glissement de l’esthétique (le soutien aux arts pour eux-mêmes) vers l’éthique (l’éducation par les arts)…

I – Les multiples raisons de la nécessité de l’éducation artistique et culturelle. Elles sont innombrables. Une chercheuse allemande (cf. livre de l’OPC : Pour un droit à l’éducation artistique et culturelle. Un plaidoyer franco-allemand) a identifié 125 fondements de la nécessité de l’éducation artistique et culturelle.

Les plus immédiats concernent leur apport vis-à-vis des arts, avec cette idée, inexprimée, que les arts “c’est bien” et que tout le monde doit pouvoir en profiter, si possible dès le plus jeune âge, car là se formeraient les appétences, voire les aptitudes. L’ensemble de ces preuves de la nécessité de l’éducation artistique et culturelle par l’art écarte, bien entendu, les dimensions sombres de l’art, son service à l’assignation sociale, identitaire ou économique (cf. Bourdieu, La Distinction, Les Règles de l’art). L’art étant considéré comme une donnée purement positive, sa potentialité très forte de violence symbolique – qui ne peut que se décupler dans le cadre d’une sensibilisation dès le plus jeune âge – est évacuée. A tort.

Donc l’éducation artistique et culturelle, c’est bien parce que ça facilite la réception des œuvres d’art, parce que ça permet une participation au processus de création artistique, parce que ça développe la créativité des enfants, parce que la musique c’est bien, parce que le théâtre c’est bien, etc. C’est bien parce que l’art c’est bien et donc que le lien avec le Bien ne peut qu’être positif. Or la catégorie du bien est étrangère à l’art.

Il y a aussi tout le faisceau des raisons concernant les impacts extra-artistiques de l’éducation artistique et culturelle, leurs “retombées” directes et indirectes, leur rentabilité sociale, psychologique, scolaire. Le ministère de la Culture explique par exemple dans son Budget 2015 que « l’éducation artistique et culturelle prépare l’avenir : elle favorise l’insertion sociale », est-il écrit. Mais bien des choses favorisent l’insertion sociale. Et de plus, la mise en valeur de la différence à laquelle peuvent participer les arts n’est pas forcément le moyen optimum pour cadrer les individus et les insérer dans un monde à bien des égards insatisfaisant (en tout cas, ce n’est pas cela qui anime les artistes).

Ou encore ce propos de légitimation de l’éducation artistique et culturelle (Jean-Pierre Saez) :

« Mesure-t-on avec clairvoyance ce que l’éducation artistique et culturelle peut apporter en termes de construction personnelle et d’émancipation, d’ouverture d’esprit et d’éducation à la sensibilité, de formation à la citoyenneté et d’encouragement à la créativité ? »2 Veut-on former des individus intérieurement déconstruits, à l’esprit étroit, à la sensibilité pauvre, à la citoyenneté fruste et dont la créativité aura été barrée ? Non. Bien sûr.

Toutes ces raisons sont excellentes. Mais leur multiplicité même leur nuit.

Et c’est l’un des problèmes de l’éducation artistique et culturelle, car la conviction du “faire” subjugue la recherche de la raison de faire à la faveur d’une évidence non explicite.

Donc c’est vrai que l’éducation artistique et culturelle c’est bien, et pour de très nombreuses raisons. Mais pourquoi est-ce politiquement nécessaire, sachant que la qualité de quelque chose n’entraîne pas la nécessité de sa généralisation ? Toutes les sociétés n’ont pas généralisé l’éducation artistique et culturelle… Car si cela doit être généralisé, c’est qu’il ne s’agit pas d’un choix, d’un luxe, d’un degré particulièrement élevé d’exigence de civilisation, mais parce que c’est une nécessité vitale.

Il s’agit alors d’un droit (d’où encore la pertinence du titre de l’étude franco-allemande de l’OPC), d’un droit bafoué. D’une nécessité démocratique et humaniste négligée. Presque l’urgence d’une indignation.

La citation ci-dessus suggère ainsi un danger : notre société ne serait plus capable de créer les conditions de l’équilibre interne de ses individus à tous points de vue, sensible comme social.

L’affirmation de la nécessité de la généralisation de l’éducation artistique et culturelle procède d’une prise de conscience implicite (pourquoi ce silence ?) d’un échec de civilisation. Un échec que devait rendre impossible l’instauration des arts et de la culture comme une dimension centrale de la politique – sous le signe d’une autre perspective de généralisation, celle de la démocratisation culturelle (le décret fondateur du ministère de la Culture, inchangé depuis l’origine, lui donne comme mission, depuis plus de 50 ans, d’œuvrer à « l’accès du plus grand nombre aux grandes œuvres »). En démocratie, l’objet de la politique est en effet de construire une société au service des individus et non barrer leur capacités et “mutiler” leur équilibre intérieur.

II. Les menaces : contexte. Ce qu’il importe peut-être surtout de « voir avec clairvoyance » n’est pas tant l’apport de l’éducation artistique et culturelle mais les dangers que notre société fait peser sur ses individus et, dans un deuxième temps seulement, la manière dont l’éducation artistique et culturelle peut être mise à contribution pour les écarter. On peut, rapidement, identifier deux ordres de menaces différents.

Le premier ordre concerne ce qu’on pourrait appeler “la pression d’arasement des imaginaires”, c’est-à-dire la tendance de notre société à rompre l’articulation entre l’individu et le groupe en le conformant à un profil de masse.

Le deuxième ordre concerne l’échec des politiques – de la culture et de l’éducation – qui avaient pour but de réaliser le projet contraire : contribuer à donner à chacun les moyens de l’affirmation de ses capacités singulières en accord avec les nécessités de la vie collective.

On voit d’emblée que ces deux éléments contextuels négatifs concernent l’un et l’autre l’échec de l’apprentissage de la liberté, fondement d’une société dont le projet est celui de la liberté : au fur et à mesure que la capacité d’exercer la liberté s’étiole, l’action collective pour s’y opposer constate son impuissance.

De ce point de vue, la “magie” de l’éducation artistique et culturelle serait de réussir à s’opposer à l’arasement des imaginaires tel que notre société l’organise. Ce serait une volonté sociale pour ainsi dire antisociale, une sorte de production simultanée du poison et du contrepoison. Comme si, avec les arts et la culture, notre société détenait son correctif. C’est pour cette raison qu’on assigne bien souvent à l’éducation artistique et culturelle la réparation de tous les maux. Magie. Ou idéal ? C’est en ce sens un projet politique si magique qu’il réclame – et obtient – le consensus.

L’expérimentation de la liberté. Or telle n’est pas la raison d’être de l’éducation artistique et culturelle. Son apport n’est pas seulement réparateur. Son apport spécifique est de contribuer à ce que chacun puisse porter, affiner, échanger son goût ou son dégoût vis-à-vis de l’ordre social, son accord ou son désaccord avec lui et, partant, développer sa volonté soit de continuer à le maintenir, soit de sa volonté de s’y opposer, de le changer. On dit parfois que cela contribue à développer “l’esprit critique” – mais il ne s’agit d’esprit ou de raison, mais de liberté (dont l’esprit critique n’est qu’une manifestation).

C’est en ce sens que la raison d’être de l’éducation artistique et culturelle est politique en tant qu’elle introduit au seul champ de l’existence collective où l’on expérimente intégralement la liberté (il ne s’agit pas seulement d’autonomie ou d’émancipation, qui sont des correctifs à des situations d’aliénation, mais bien de liberté : une faculté positive de construire de l’inconnu). De susciter l’arc-en-ciel de l’avenir (non une réalité déjà palpable mais la construction d’un regard).

La liberté n’est ni un savoir, ni un savoir-faire mais un savoir-être politique. Car notre société fragilise son propre fondement politique, la capacité même d’être politique – la capacité d’imaginer, de choisir – pour assujettir, indexer l’individu aux exigences de la masse et aux prérequis de la logique de l’économie de masse.

En un sens, l’éducation artistique et culturelle apparaît comme une manière de militer pour que l’économie ne prime pas sur le politique, que les logiques de masse, négatrices d’invention individuelle et collectives, ne priment sur les choix des individus.

En ce sens, l’éducation artistique et culturelle s’avère en effet être une nécessité dans notre société, à un moment donné de son histoire, un moment disons post-idéologique de fragilisation de la liberté, de reflux de la capacité de se projeter vers autre chose que ce qui est : plutôt que militer pour telle ou telle forme de société, il faut construire les conditions pour que puisse se déployer en chacun la volonté de militer pour telle ou telle forme de société. D’où la nécessité politique de l’éducation artistique et culturelle.

Et cette volonté, en effet, se travaille par l’exercice de la liberté, exercice que seule la “capacité de goût” peut proposer (en tant qu’exercice social, car il en va évidemment autrement dans les vies personnelles).

Le jugement de goût, écrit Gérard Genette en commentant Kant (ce jugement s’appelle en effet pour le philosophe allemand, la “faculté de juger”), est en effet “plénier”3 : en matière de goût, chacun est absolument légitime. Nous avons tous ce droit à être “tous” et soi-même à la fois (Kant disait le droit à porter un jugement de vérité « sans concept »4, c’est-à-dire fondé sur la subjectivité et pourtant vrai : juger du point de vue du goût c’est exercer seul un jugement intersubjectif). Ce droit ne s’apprend pas. Cela s’expérimente. Cela demande des occasions de l’exercer, une certaine endurance pour l’affirmer et, surtout, à la fois la reconnaissance de sa propre valeur et la reconnaissance de cette valeur par les autres.

C’est ce travail de la liberté qu’on peut défendre auprès du politique comme raison d’être de la nécessité de généraliser l’éducation artistique et culturelle. Comme idéal. Un horizon.

L’arasement de l’imaginaire. L’éducation artistique et culturelle apparaît ainsi comme une piste de réponse pertinente à deux pathologies : la première concerne la société, la seconde le politique.

1. Socialement, on constate que notre société valorise la reconnaissance de la différence, l’éloge de l’individuation, la richesse de l’altérité, de la liberté, de l’inventivité. Dans le même temps, elle fonctionne sur des principes d’économie de masse et de mondialisation des échanges qui tendent à créer l’inverse : l’assujettissement de tous à des consommations et des attitudes standardisées, passives. Un monde où, comme le dit Arendt, « les hommes sont superflus », un monde de réflexes conditionnés « ne présentant pas la moindre trace de spontanéité »5.

La mise en avant des arts – activité par excellence différenciée et “différenciante” – semble pouvoir constituer un rempart contre cette tendance à la standardisation. Un rempart d’autant plus précieux et efficace que l’un des vecteurs de cette standardisation est celui des industries culturelles de masse dont la portée est infiniment potentialisée par Internet et les outils numériques. Malgré le possible apport de la Toile, la culture massifiée qu’elle promeut porte le déclin de la culture, le déclin de la liberté. En ce sens, l’industrie culturelle consumériste tend à annuler la force antisociale des expressions artistiques.

A quoi il faut ajouter que la cible première de cette industrie culturelle consumériste est précisément la jeunesse et que, selon une réflexion déjà ancienne d’Augustin Girard, l’industrie culturelle a réussi la démocratisation culturelle que l’Etat a échoué à pleinement instaurer. Avec comme contrepartie, la dilution de la différenciation des contenus et, en conséquence, l’appauvrissement de la richesse de diversité des imaginaires partagés et, surtout, l’appauvrissement de la possibilité de l’inventivité politique.

Dans le même temps, fruit de l’individualisme, de la précarité croissante et de la tension inhérente du passage de l’enfance à l’âge adulte, mais aussi du fléchissement de la transmission des valeurs au sein des groupes, des familles et des classes, un conformisme tendu d’inquiétude s’est retrouvé conforté, renforcé par l’offre culturelle industrielle de masse.

Là encore, la mise en avant des arts et de leur diversité apparaît quasi mécaniquement comme une réponse appropriée : en multipliant les propositions, en valorisant la différence, en reconnaissant le potentiel créatif de chacun, en introduisant à la création la plus “exigeante”, l’éducation artistique et culturelle déjoue la passivité consommatrice, dépasse la peur de l’exclusion et favorise l’invention de l’avenir.

Pour en revenir à l’identification ici proposée du “pourquoi” de l’éducation artistique et culturelle en tant que champ unique d’expérimentation de la liberté, on peut analyser sa pertinence par ce fait que, sans nier qu’elle favorise les résultats scolaires, qu’elle est un gage de compréhension mutuelle entre cultures, qu’elle renforce le lien social, etc., son travail de fond est de faire honneur à la liberté. Elle favorise l’exercice de ses capacités de choix autonomes.

On peut ajouter que cette identification du fondement de l’éducation artistique et culturelle comme champ d’expérimentation de la liberté n’est pas sans conséquences pratiques. En effet, l’un des écueils de la valorisation des arts est le culte de la révérence – l’admiration quasi obligée des “grandes œuvres” : ne pas s’en émerveiller est pour ainsi dire une faute ou une infériorité – et une sorte d’intimidation, d’injonction comminatoire qui peut générer un sentiment d’exclusion. Si on identifie son projet comme celui de l’expérimentation de la liberté, alors on se mettra en conscience et en capacité d’éviter l’écueil du culte de la révérence.

Cette balance entre l’exigence de contribuer à l’expérimentation de la liberté et la conscience de la violence symbolique potentielle des arts et de la culture peut servir de critère tant pour la formation des intervenants que pour les contenus et les modalités de leurs interventions. Au minimum, cela confère aux pratiques une importance centrale…

2. Le joker de la démocratisation. L’autre élément donnant à l’éducation artistique et culturelle une place aujourd’hui centrale est lié aux évidentes limites que rencontre le principe de la démocratisation culturelle. Avec ce paradoxe que le but de la démocratisation étant encore corrélé à l’idée de l’accès du plus grand nombre aux “grandes œuvres”, ce sera aussi sous-jacent dans le but de l’éducation artistique et culturelle. Avec ce risque que l’éducation artistique et culturelle soit traitée comme un correctif (pour la démocratisation de l’accès aux grandes œuvres) et non comme une finalité propre.

Alors que la visée éducative consiste à développer une capacité (de comprendre, de connaître, d’agir), l’éducation artistique et culturelle, elle, aurait pour visée de pousser à la consommation. Certes une consommation particulière et remarquable (et d’ailleurs formatrice), mais une consommation quand même.

C’est ainsi que lassé de constater la faible mixité sociale persistante des publics des équipements culturels, l’éducation artistique et culturelle est apparue comme le moyen imparable d’y remédier. Sans jamais douter du pouvoir de séduction des grandes œuvres, on gage que leur fréquentation dès l’âge de la formation des consciences (et auprès d’un public captif) permettra enfin de toucher ces publics dit “éloignés”, des publics qu’on qualifie parfois (expression horrible) de “non-publics”.

Quoi qu’il en soit, on peut remarquer que face à cette difficulté de la démocratisation, l’éducation artistique et culturelle permettrait de la contourner et d’effacer, pour ainsi dire, la “faute” première des politiques culturelles en France : avoir séparé l’art et le socioculturel, et avoir confié les deux champs à des ministères différents (Culture/Jeunesse et Sports). Bref, avoir rompu, au bénéfice d’une certaine conception de l’excellence artistique, avec les idéaux d’émancipation de l’éducation populaire.

Avec l’éducation artistique et culturelle généralisée, on généraliserait le miracle d’unir la valorisation de l’excellence et l’attention aux pratiques. On unirait ainsi démocratisation culturelle et démocratie culturelle. Malraux et l’éducation populaire.

On peut – ou non – croire en cette rédemption. Mais l’important c’est peut-être de voir que l’éducation artistique et culturelle fonctionne comme un ultime essai de légitimation des politiques culturelles fondées sur la démocratisation. Peut-être est-ce dommageable, mais c’est ainsi. Il faut faire avec.

Il y a donc une pression idéologique très forte qui pèse sur l’éducation artistique et culturelle et qui exige l’ambition de sa généralisation. Car ce n’est qu’à cette condition qu’elle peut réellement servir de renouvellement du fondement des politiques culturelles en leur ensemble.

Une pression qui n’est pas neutre en ce qu’elle recycle des attendus “classiques” du ministère, lesquels sont par ailleurs étrangers à ceux de l’Education nationale, laquelle n’a pas pour mission de favoriser l’excellence mais d’assurer l’égalité des chances. C’est cette ambiguïté, qui est aussi une opportunité, qui nécessite sans doute une réflexion approfondie sur le “pourquoi” de l’éducation artistique et culturelle.

Conclusion. Ces quelques réflexions sur la capacité de l’éducation artistique et culturelle à contribuer à l’expérimentation de la liberté (entendue au sens politique du terme : la liberté de contribuer au partage des valeurs symboliques) voudraient insister sur le caractère historiquement circonstancié de la nécessité de sa généralisation.

La pathologie sociale à laquelle elle répond montre en effet que nos sociétés démocratiques peinent à accorder leurs exigences de développement économique avec la valeur de liberté qui pourtant les fonde.

On constate en effet qu’on s’appuie peut-être trop sur une évidence : les arts c’est bien, donc l’éducation aux arts, c’est bien aussi. Sur le fond, un tel raisonnement n’est sans doute pas dommageable. En revanche, ce n’est qu’en définissant de manière fine la nature et la valeur de ce que transmet ou doit transmettre l’éducation artistique et culturelle qu’on pourra organiser ses modalités et la défendre auprès des décideurs politiques.

D’où la nécessité d’une réflexion nouvelle, renouvelée longuement, en exigence et profondeur.

La Commission Desplechin l’a tentée, sans succès (selon ses propres dires). L’urgence a occulté le débat. La réforme des rythmes scolaires l’a mis de côté, tant les problématiques pragmatiques qu’elle soulevait sont denses.

Par ailleurs, les expériences et réussites de l’éducation artistique et culturelle sont déjà anciennes et nombreuses. Cette richesse a aussi contribué à occulter la réflexion : d’où le terme de “généralisation”, alors qu’il faudrait peut-être inventer d’autres formes (et pas seulement généraliser celles qui existent)…

Le point nodal n’est pas l’éducation artistique et culturelle en elle-même mais bien l’impératif de sa généralisation. C’est cela qui est neuf. La question est donc bien : pourquoi faut-il une éducation artistique et culturelle généralisée ?

D’où peut-être cette réponse (ou élément de réponse) : parce que, dans une société qui à la fois prône et bride la liberté, l’éducation artistique et culturelle contribue à sa nécessaire expérimentation par tous. Cela ne s’apprend pas mais s’expérimente dès le plus jeune âge.

La raison d’être de l’éducation artistique et culturelle peut certes être défendue d’un point de vue d’éducation. Mais son fondement est éminemment politique.

La convocation à la généralisation. Ce qui pourrait paraître juste constituer une extension modifie la nature même de l’éducation artistique et culturelle et, avec elle, son fondement.

  • On passe d’un “plus” à une obligation, d’une chance à un droit, ce qui exige l’identification d’un socle.

  • On passe d’une initiative locale vertueuse à un impératif politique, idéologique : en prise donc avec un horizon ordinaire.

  • On passe d’un projet circonscrit d’un établissement, d’une collectivité à un projet global de société : que sera une société dans laquelle tous les enfants auront bénéficié pendant toute leur scolarité d’une réelle expérience artistique et culturelle ? Un nouveau monde, sans doute…

  • On passe ainsi de l’instant à l’histoire.

  • On passe de l’aménagement de ce qui est à la proposition d’un ce qui devrait être, sachant que cet avenir est inconnu puisque ceux qui le construiront seront, à cause de l’outil (EAC), autres que nous ne sommes. C’est un outil pour ainsi dire performatif d’inconnu, c’est-à-dire de liberté : “apprendre” la liberté, c’est l’exercer.

*

Peut-être, en guise de conclusion, cette mise en garde vis-à-vis de possibles dérives…

On risque de passer surtout d’un monde dans lequel l’art est très largement un élément de contestation, de déliaison, de rejet de la clôture d’un ordre, à un monde où l’art pourrait devenir un outil de contrôle de la liberté.

Selon Adorno, l’art est en effet une source de ce qu’il appelait la Réconciliation : l’illusion de la réconciliation, d’un monde clôt, sans faille : « Dans sa vérité même, dans la réconciliation que la vérité empirique refuse, l’art est complice de l’idéologie et fait croire que la réconciliation existe déjà. »6

L’éducation artistique et culturelle peut (puisque cette tension est inhérente aux arts) devenir un outil de contrôle de la liberté en contribuant à nier les tensions :

  • par l’illusion de la réconciliation entre la sensibilité et la raison,

  • par l’illusion de la réconciliation entre l’individu dans sa liberté et le groupe dans ses exigences conformistes,

  • par l’illusion de la réconciliation de toutes les composantes de la société : droite/gauche, Gouvernement/ Pouvoirs locaux, communes/Nation, enseignants/artistes, professionnels/ amateurs, riches/pauvres…

Il y a dans la résonance humaniste de l’éducation artistique et culturelle un écho totalitaire.

Adorno (encore) écrivait : « N’est vrai que ce qui est inadapté à ce monde. » On pourrait aussi dire, en écho à l’argumentaire du ministère de la Culture : “N’est vrai que ce qui n’est pas inséré dans ce monde”. L’art ne doit pas servir d’outil d’adaptation – d’insertion – au monde tel qu’il est.

Comment concilier cette pensée avec l’affirmation de la nécessaire généralisation de l’éducation artistique et culturelle ? Car c’est bien dans les régimes totalitaires que l’éducation artistique et culturelle pour tous a été le plus utilisée, instrumentalisée et théorisée.

Il reste largement à inventer une version démocratique de l’éducation artistique et culturelle.

Peut-être faut-il conclure que la rédaction d’un charte de l’éducation artistique et culturelle serait nécessaire. Nous ne sommes-pas à l’abri – surtout quand on envisage de donner ici aux collectivités un rôle prépondérant par rapport à l’Education nationale (sachant les tensions identitaristes à l’œuvre) – d’un usage peu conforme à l’idée de liberté de l’éducation artistique et culturelle.

L’éducation artistique et culturelle est un outil en même temps qu’une fin. Pour beaucoup les deux ne se distinguent pas. Mais il importe de les distinguer, car pour certains, ce peut être un outil remarquablement puissant pour des objectifs tout autres que celui de la liberté.

Il y a un Haut Conseil à l’éducation artistique et culturelle. Il ne s’est réuni qu’une fois. Or le sujet est grave. Même lourd. Une société qui se retrouve se sentir en devoir de faire de la sensibilité aux arts un impératif politique est une société qui se résout à côtoyer un danger, qui a pris conscience de sa fragilité et qui se propose un outil qui peut potentialiser ce danger au lieu de le combattre.

Une telle charte, nécessaire, pourrait partir de cette idée d’expérimentation de la liberté. Toutes les autres, aussi bonnes soient-elles, ne sont pas en mesure de barrer la perversion possible de son idéal humaniste originel.

Vincent Rouillon
docteur de l’EHESS
18 octobre 2014

1 Pour un droit à l’éducation artistique et culturelle. Plaidoyer franco-allemand. Edition de l’OPC (2014).

2 Ibid.

3 L’Œuvre de l’art, t. II, la relation esthétique, éditions du Seuil, coll. “Poétique”, 1997.

4 Critique de la faculté de juger, Librairie philosophique J. Vrin, 1982.

5 Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, éditions Gallimard 2002, citée par Patrick Vassort dans Théorie critique de la crise. Ecole de Francfort, controverses et interrogations, éditions Le Bord de l’Eau, 2013.

6 Théorie esthétique, 1970, éditions Klincksieck, 1982.

Publié le 17 février 2015

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