Poussez les portes du grand théâtre : voyez les escaliers en pierre de taille, les bas-reliefs, les colonnes impériales, les sculptures. Entrez dans la salle de spectacle : observez le lustre scintillant, la voûte peinte, les dorures qui cerclent les baignoires. Installez-vous au paradis : jouissez du confort relatif des fauteuils, de la vue imprenable sur l’ensemble de la salle sauf de la scène, et profitez de la chaleur suffocante de centaines de personnes qui monte jusqu’à vous.
Luxe, calme et volupté ?
Monument classé, lieu historique, le Grand Théâtre est chargé d’Histoire. Entrer dans cette espace c’est faire un saut dans le temps. Les calèches qui stoppent devant les portes du théâtre, les robes et costumes de soirée, le Roi qui s’installe dans son alcôve réservée. Sa cour et les nobles qui l’entourent, les riches au centre dans le parterre, et le peuple en haut et sur les côtés. Un peuple présent pour admirer le roi, bien plus que le spectacle. La disposition spatiale du grand théâtre en est un exemple frappant, l’alcôve royale est le centre visuel de l’espace. C’est un lieu qui nous parle d’un autre temps, nous le raconte, et qui nous le fait vivre.
Théâtre ou musée ?
Le Grand Théâtre de Bordeaux est, et c’est compris dans son nom, un théâtre. Un espace qui accueille une représentation scénique en vue d’être présentée à un public. Et un public, quel qu’il soit, ne peut-il pas prétendre à voir le même spectacle, dans des conditions similaires, quel que soit son statut social, ses richesses ? S’il manifeste l’envie d’être présent, puisqu’il est présent, ne doit-on pas justement lui permettre d’oublier le temps du spectacle, que le monde existe hors de cette salle ? La salle de spectacle ne devrait-elle pas être un écrin permettant cette évasion ?
Aller voir un spectacle au grand théâtre c’est se confronter à la segmentation sociale de l’époque et qui marque notre histoire. La politique tarifaire actuelle du grand théâtre, bien que de nombreux efforts soient faits, est fortement imprégnée de la disposition spatiale de son lieu et perpétue cette représentation sociale : les riches, au centre, profitent du spectacle, les moins riches sont relégués aux places où la visibilité et le confort sont moindres.
Dans un monde idéal, le positionnement ne devrait pas être soumis aux revenus, à la classe socioculturelle du spectateur. La politique tarifaire doit s’émanciper de l’espace pour gommer les inégalités. Si l’on ne peut s’émanciper de l’espace c’est donc l’espace qui doit se modifier. Offrir la même condition à tous, modifier la disposition spatiale des spectateurs. Mais Le Grand Théâtre est aussi un monument du patrimoine français. Un bâtiment protégé, en tant que représentation de l’histoire, symbole du temps qui passe, un lieu de mémoire. Ce lieu est beau, beau en tant qu’œuvre architecturale, beau comme témoin de notre passé. Et en ce sens, il est difficile de le modifier et de prendre le risque de le dénaturer. Pourtant ne sommes-nous pas capables désormais de travailler un espace pour le façonner selon des normes et des besoins actuels tout en respectant l’ancien ? Adapter l’existant à notre vie, dans le respect de son histoire ? Continuer à faire vivre son histoire, ne pas la vitrifier. Un patrimoine vivant en somme, qui fasse le pont entre passé et présent.