Un jeudi soir l’année dernière, cours d’histoire de l’art contemporain, quatre heures. Pas d’enthousiasme spécifique, fin des cours à 19h. Ca fait déjà deux séances qu’on est sur Hélène de Troie. Cette meuf emmerde tout le monde depuis l’antiquité et elle continue.
Ah, Gustave Moreau et ses femmes fatales. On dérive un peu. D’Hélène à Salomé et de Salomé à Sappho…
Changement de slide et là c’est le choc.
La découverte de ce tableau est comparable à une transcendance. Pourtant totalement figuratif je n’y ai jamais vu une représentation, j’y ai vu quelque chose de plus ardent. Ce tableau est habité par son sujet. C’est plus que Moreau qui peint Sappho, cette oeuvre est devenue Sappho, elle transpire Sappho, elle nous jette du Sappho à la gueule.
Ce qui obnubile mon regard ce sont ces couleurs. Indissociables, fraternelles, nuancées, opposées, indépendantes. Incroyable technique de l’impasto avec des empâtements. On aurait presque envie de gratter pour voir ce qui se cache derrière.
C’est bouleversant toutes ces émotions formées par un camaïeu de tons ocres. Pourtant à la base le marron et le brun ça n’a pas grand chose de magique, mais ici ça scintille, ça s’agite, ça frétille. C’est une cascade dégoulinante d’un liquide métallique précieux.
Ca vous éblouit et ça vous plaque à votre chaise d’amphi, bouche-bée. La matière est vivante, le mouvement descendant étourdissant. Moi aussi j’ai envie de me jeter dans cette mer aux reflets précieux que la chute du soleil viendra éteindre d’ici peu.
Toute cette brutalité rendue avec tant de douceur, comment est-ce possible ?
Le saut dans le vide de la poétesse est semblable à l’atterrissage d’un ange. Vêtue d’un rouge sang séché c’est elle le coeur de la toile, le décor l’accompagne dans sa chute, il agonise déjà de sa tragique disparition. Sappho, elle, flotte dans les airs. Elle ne semble que légèrement alourdie par la lyre qu’elle agrippe et qu’elle sert les yeux fermés. Elle pense sûrement encore à lui. Lui qui l’a refoulé, qui a rejeté son amour impétueux. Alors dans un dernier élan, elle joue encore une fois la mélodie de son désespoir.
Toujours et encore, Sappho nous file entre les doigts.
La poétesse, auréolée de pigments dorés, par sa sérénité m’enivre d’une nostalgie presque libératrice et bientôt mon visage se fond dans le moule du sien, apaisé.